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Un pays, ça se compte !

Le retour du formulaire long obligatoire suffira-t-il à compenser les dommages occasionnés par son abandon en 2010 ? Et au fait, à quoi ça sert, un recensement ?

Des classeurs métalliques remplis de photocopies de recensements datant de plus de 300 ans garnissent le bureau de Lisa Dillon. Dans la pièce sombre, éclairée uniquement par la lumière d’une fenêtre, la professeure de démographie historique à l’Université de Montréal ouvre un tiroir, puis en sort un tableau manuscrit peu lisible. Dans les cases se trouvent le nom, le sexe, l’âge, la confession, l’origine ethnique et la profession de ceux qui formaient le Canada d’autrefois.

« Vous savez, le Québec est précurseur dans le monde en matière de recensements », dit la chercheuse blonde au léger accent anglais. « Le roi de France voulait avoir une idée de la progression de la colonie au XVIIe siècle, notamment avec l’arrivée des Filles du roy. » Ailleurs dans le monde, les recensements sont plutôt apparus au XIXe siècle.

Le Québec célèbre en 2016 le 350e anniversaire de son tout premier recensement, qui avait été mené de porte en porte, en 1666, par Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France. En 1871, le concept a été élargi à l’ensemble du pays.

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Cette tradition, le gouvernement Harper y a mis fin en 2010, en sabrant de grands pans du formulaire détaillé et en annulant son caractère obligatoire (seul le formulaire court est resté une obligation). « Cette année-là, on est retourné 100 ans en arrière », déplore Richard Shearmur, professeur d’urbanisme à l’Université McGill, qui étudie l’effet des politiques économiques sur les petites municipalités rurales canadiennes.

En rendant le recensement facultatif, les conservateurs jugeaient que la vie privée des Canadiens serait mieux protégée. Ce virage avait soulevé un tollé, amenant même le patron de Statistique Canada de l’époque, Munir Sheikh, à démissionner.

Les libéraux, arrivés au pouvoir à l’automne 2015, n’ont pas attendu pour annuler la décision de leurs prédécesseurs. Dès le premier jour de son mandat, le premier ministre Justin Trudeau annonçait le retour du formulaire dans sa forme originale et lui redonnait son caractère obligatoire.

Quelle est l’utilité de connaître le nombre de chambres à coucher que renferme un logement ou encore combien de travailleurs utilisent le train de banlieue ? « Comme citoyen, pas grand-chose, reconnaît Richard Shearmur. Par contre, pour un gouvernement qui essaie de gérer un pays, c’est très important. Le recensement permet à long terme de mieux comprendre une population et de s’assurer que les décisions sont prises en fonction d’informations justes et non sur la base d’idéologies. »

C’est sa disparition qui a fait prendre conscience à bien des acteurs sociaux de l’importance du questionnaire obligatoire. Même l’ex-ministre Tony Clement, qui était responsable de ce dossier dans le gouvernement Harper, a reconnu après la défaite conservatrice de novembre 2015 avoir commis une erreur en l’allégeant.

Le taux de réponse, de 94 % en 2006, est passé à 69 % en 2011. Rebaptisé Enquête nationale sur les ménages (ENM), le recensement de 2011 a en outre coûté 22 millions de dollars de plus que celui de 2006. Le formulaire a en effet été envoyé à un plus grand nombre de ménages (un sur trois au lieu de un sur cinq) pour compenser le plus faible taux de réponse attendu. « Certaines régions avaient un taux de réponse tellement faible qu’on pensait qu’il y avait des distorsions potentielles importantes. Alors, on n’a pas diffusé les résultats », explique Marc Hamel, chef du recensement à Statistique Canada.

Résultat : plus d’un millier de municipalités canadiennes ont disparu de l’écran radar.

C’est le cas de Sainte-Thècle, en Mauricie. « La ville a beaucoup changé en 10 ans, mais on se fie encore aux données de 2006 », déplore le maire, Alain Vallée.

En raison de la mauvaise qualité des données, on ne connaît pas le revenu de ses 2 500 habitants, leur niveau d’instruction, leurs conditions de logement ou le flux de migration. Avec le rétablissement du formulaire détaillé obligatoire, la petite municipalité pourrait se défaire de son statut peu prestigieux de ville dévitalisée. « Au moins une cinquantaine d’emplois ont été créés. La coopérative d’habitation bâtie l’année passée est pleine, on a même une liste d’attente ! » s’exclame Alain Vallée.

Si Sainte-Thècle retrouve sa place sur la carte, d’autres localités dans le besoin pourraient ainsi bénéficier du soutien financier qui accompagne le titre de ville dévitalisée.

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Collecter des données est important aussi pour les députés provinciaux et fédéraux. Christine Moore, députée fédérale de l’Abitibi-Témiscamingue, dit avoir beaucoup de difficulté à mettre la main sur les données de sa circonscription. Principalement celles qui touchent les petites localités aux prises avec des problèmes de logements sociaux. « Ça devient plus compliqué quand on veut convaincre un ministre de l’importance d’agir. On sait très bien que la situation a empiré — parce que c’est ce qu’on nous dit sur le terrain —, mais c’est plus difficile d’en faire la preuve », explique la néo-démocrate.

La menace que le manque de données représente pour une démocratie a été démontrée par l’Institut de la statistique du Québec dans un rapport accablant, publié en janvier 2015. « Les données à l’échelle du Québec ou des métropoles ne manquent pas, mais dès qu’on veut travailler à l’échelle locale, le recensement se révèle être la seule et unique source d’informations fiables », insiste Sylvie Rheault, coordonnatrice du rapport, aujourd’hui à la retraite. L’une des thématiques ayant le plus fait sourciller les analystes qu’elle a rencontrés : le revenu.

Ce sont essentiellement des Canadiens de la classe moyenne qui ont rempli le formulaire, si bien que cette classe est surreprésentée dans les résultats. Les chercheurs ont même tourné la chose à la blague, raconte Richard Shearmur. « Entre nous, on dit que le meilleur moyen de faire disparaître les écarts sociaux au Canada a été de faire le recensement de 2011 », dit-il, sourire en coin.

Cette surreprésentation d’une tranche de la population plus aisée a causé bien des maux de tête aux employés de Centraide du Grand Montréal, qui couvre 42 secteurs. Pour un organisme qui lutte contre la pauvreté, les données par quartier sont vitales. Or, elles manquent cruellement depuis 2006. « Elles font partie intégrante des décisions d’investissement que nous prenons. Nous n’avons pas les ressources pour mener nos propres enquêtes », regrette Lyne Harris, directrice du Service d’allocation et d’analyse sociale à Centraide.

Dans le quartier Parc-Extension, à Montréal, les données laissaient par exemple croire que le taux de réparation des logements s’était nettement amélioré de 2006 à 2011. « On ne peut pas suivre l’évolution de la pauvreté, parce que les chiffres ne sont pas comparables avec ce que constatent nos partenaires sur le terrain », affirme sa collègue Maude Beausoleil, professionnelle de recherche.

Le recensement de 2016 devrait permettre de combler ces lacunes. Sainte-Thècle, fantôme statistique, devrait revenir d’entre les morts. Et Centraide, qui navigue à l’aveugle depuis quelques années, pourra maintenir le cap sur les quartiers les plus défavorisés.

Mais la bataille n’est pas gagnée pour autant. Le recensement est soudainement devenu un enjeu politique dans les dernières années, un précédent inquiétant, selon des chercheurs.

Dans son bureau de l’Université McGill, où des étagères débordantes de livres côtoient des piles de feuilles éparses, Richard Shearmur s’inquiète de la participation au recensement de 2016. « Le gouvernement Harper a réintégré la politique dans cette opération censée être indépendante. Maintenant, y répondre ou non, pour certaines personnes, est devenu un acte politique. » Des poches de résistance au sein de la population sont à prévoir, selon lui. « Probablement chez les proconservateurs, qui considèrent le recensement comme trop intrusif. »

La Loi sur la statistique stipule que ceux qui refusent de répondre au questionnaire sont passibles d’une amende de 500 dollars ou d’un emprisonnement maximal de trois mois. Dans la pratique, « on préfère miser sur la sensibilisation plutôt que sur la coercition », dit Marc Hamel, de Statistique Canada.

Pour mettre toutes les chances de son côté, l’organisme a augmenté son taux d’échantillonnage. Cette année, un ménage sur quatre doit remplir le recensement. En 2006, c’était un sur cinq.

Statistique Canada espère ainsi redessiner le portrait le plus détaillé possible de la société canadienne. Même si 2011 restera un trou à jamais vide dans l’histoire du pays.

Mathilde Roy

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